24

Thèbes entière était occupée par la préparation de la belle fête de la vallée au cours de laquelle, grâce à l’intercession de Pharaon, les vivants et les morts communieraient lors d’un même banquet. Akhésa espérait que Toutankhamon pourrait tenir son rang et diriger le rituel.

C’était la dernière série d’audiences que la grande épouse royale accordait avant d’entrer au temple, en compagnie de son époux, pour une période de retraite. À intervalles réguliers, le couple royal devait se purifier à l’intérieur du sanctuaire, se délivrer des soucis du quotidien par un contact direct avec le monde des dieux.

Peu après l’aube, le « divin père » Aÿ avait présenté à la reine un rapport très complet sur l’économie des provinces. Grâce à la gestion rigoureuse des grands temples et à la compétence des administrateurs locaux, l’Égypte avait retrouvé une prospérité compromise lors des dernières années du règne d’Akhénaton. Akhésa avait pris conscience des erreurs de son père, trop négligent du quotidien. En signant des décrets favorables aux notables des principales cités, en leur accordant des terres, en ouvrant à nouveau le dialogue avec les grands prêtres qui, dans le pays entier, assuraient la bonne circulation des denrées alimentaires sacralisées dans les temples avant d’être distribuées dans la population, Akhésa avait écarté le spectre d’une guerre civile et redonné confiance dans le pouvoir de Pharaon. Le règne de Toutankhamon s’annonçait comme paisible et heureux, renouant avec la lumineuse civilisation d’Aménophis III.

Qui aurait pu soupçonner les véritables intentions d’Akhésa ? Qui aurait pu deviner qu’elle se conformait à la tradition pour mieux rassurer ses adversaires, endormir leur méfiance et préparer une nouvelle révolution religieuse et sociale qui prolongerait celle de son père et le vengerait des injustices qu’il avait subies ? Akhésa, en accédant à la fonction de grande épouse royale, avait perdu toute ambition pour elle-même. C’était le message du soleil divin qu’elle devait faire rayonner, au-delà des faiblesses humaines.

Après un bain prolongé dans une eau tiède et parfumée, Akhésa dîna seule au palais. Quand elle entra dans sa chambre, donnant sur un jardin, elle avait hâte de s’allonger sur le lit préparé par la servante nubienne et de sombrer dans un sommeil régénérant.

En allumant la mèche d’une torchère, Akhésa découvrit, tapi dans un recoin de la chambre, un homme portant une longue dague au côté.

Il sortit de la pénombre.

Akhésa n’avait pas eu le temps de prendre conscience de sa peur. Crier ou s’enfuir étaient des actes indignes d’une grande épouse royale. Si elle devait rencontrer l’assassin venu lui offrir sa mort, elle ne reculerait pas.

Elle reconnut le général Horemheb, dont le beau visage, aux traits nobles et fins, était éclairé par les lueurs dansantes de la flamme.

— Comment avez-vous osé… murmura-t-elle, subjuguée.

— Pardonnez-moi cette intrusion, Votre Majesté, mais vous en êtes la seule responsable.

Akhésa portait une tunique blanche transparente, s’arrêtant à mi-cuisse. Pieds nus, elle avait ôté bracelets, colliers et bagues, ne conservant qu’un scarabée d’or à l’annulaire de la main droite. Il garantirait une heureuse transformation de son cœur pendant qu’elle traverserait les espaces dangereux de la nuit. Le général Horemheb, torse nu, avait revêtu un pagne de cuir. Il était dépourvu de tout insigne pouvant indiquer son rang.

— Vous refusez depuis plusieurs mois de m’accorder une audience privée, Majesté, sans aucun motif valable.

— Votre insolence mériterait châtiment ! répliqua-t-elle, cinglante. Aucune de vos demandes n’a été formulée selon les règles. Elles étaient donc irrecevables.

Horemheb serra la poignée de sa dague.

— Vous êtes trop intelligente, Votre Majesté, pour vous contenter de tels arguments. On n’enferme pas un scribe royal tel que moi dans les rets d’une administration dont il contrôle les rouages.

— Pourquoi avez-vous commis volontairement ces erreurs ?

— Pour savoir pendant combien de temps vous oseriez me défier publiquement.

Akhésa se servit une coupe de jus de raisin.

— Vous défier ? ironisa-t-elle. Vous perdez le sens de la hiérarchie, général. Reprenez votre sang-froid.

Horemheb commença à sortir la dague de son fourreau. La maturité de la grande épouse royale le stupéfiait. Les traces de l’adolescence étaient effacées. Akhésa était devenue le maître de l’Égypte. C’était avec elle, désormais, qu’il faudrait compter. Le général l’avait su dès le premier instant où il l’avait vue. Sa tentative d’intimidation se soldait par un cuisant échec.

— Sortez de ma chambre, général.

— Non, Votre Majesté. Vous devez m’écouter. Si j’ai rompu le silence dans lequel vous m’avez enfermé, c’est pour un motif qui concerne la survie de l’Égypte.

La dague était presque entièrement sortie du fourreau. Horemheb agissait comme dans un cauchemar. L’existence d’Akhésa dépendait de sa réponse. Si elle refusait de l’entendre, si elle sacrifiait le royaume à son goût du pouvoir, mériterait-elle encore de vivre alors qu’elle trahirait son pays de la manière la plus vile ?

Akhésa ouvrit un coffret à bijoux. Leur magie la protégerait. Elle plaça un diadème de pierres précieuses sur ses cheveux de jais, orna ses poignets de bracelets d’or, passa autour de ses chevilles des chaînettes d’or et avança un fauteuil au galbe aérien sur lequel elle prit place.

— Puisqu’il le faut, dit-elle d’une voix posée, je transforme cet endroit de repos en salle d’audience. Je vous écoute, général.

Horemheb rangea son arme, soulagé.

— Nous vivons dans une fausse paix, Votre Majesté. Le pays s’endort dans un bonheur tranquille, continuant à commettre les mêmes erreurs que sous le règne déplorable de votre père.

Akhésa ne réagit pas. Le piège était trop grossier. Il la provoquait.

— Les Hittites, continua Horemheb, profitent au mieux de notre passivité. Ils avancent pas à pas vers l’Égypte, remplacent par des hommes de paille les petits potentats qui nous étaient fidèles. Nos frontières ne seront bientôt qu’un rempart artificiel qui sera aisément abattu par une armée d’invasion.

— Hanis, le chef de notre diplomatie, ne m’a fait part d’aucune crainte particulière. Le roi du Hatti m’a plusieurs fois assurée de son amitié, regrettant les déplorables incidents qui se sont produits voici plus de trois ans. Les traîtres ont été châtiés. Le Hatti ne souhaite pas la guerre.

— Bien entendu, Majesté. Il ne désire qu’une victoire rapide et totale qu’il préparera aussi longtemps que nécessaire. L’armée hittite ne prendra pas de risques. Elle frappera à coup sûr au moment qu’elle choisira. Et ce moment approche. Après avoir beaucoup voyagé, Hanis apprécie aujourd’hui les plaisirs de Thèbes. Il n’est plus que le reflet de ses envoyés dont la plupart sont incompétents ou aveugles.

— Ce qui n’est pas votre cas, général.

— En effet, Majesté. Je me rends souvent à Memphis où se trouvent notre plus grand arsenal et nos principales casernes. Notre armement est encore suffisant, mais il se dégrade. Il faudrait multiplier les manœuvres des corps d’armée, fabriquer de nouvelles armes, de nouveaux bateaux de guerre.

— Et ainsi éveiller l’attention des Hittites qui pourraient croire à l’éventualité d’une attaque de notre part ! Ce serait une faute catastrophique.

Horemheb fut irrité par tant d’assurance.

— Vous croyez-vous capable de mieux évaluer la situation que moi-même ? Vous n’avez aucune expérience dans ce domaine. Vous ne connaissez pas les Hittites. Seule la force les impressionne. Il faut porter le fer dans leurs propres territoires avant qu’il ne soit trop tard.

Akhésa, furieuse, agrippa les bras du fauteuil.

— Jamais Pharaon n’acceptera cette folie ! Jamais.

— Vous m’empêchez donc d’agir, vous aussi ! Soit, Majesté. Je vous obéirai. Je n’ai pas le choix. Mais je ne veux pas être associé au désastre inévitable dont vous serez la cause. Vous avez nommé Nakhtmin chef de l’armée. Qu’il remplisse pleinement sa fonction.

— Telle est bien son intention, général. Vous resterez néanmoins son supérieur.

— Je n’ai plus l’âge d’être séduit par des titres vides de sens, Majesté, et j’accepterai la proposition du Premier Prophète d’Amon.

Horemheb arborait une assurance tranquille qui inquiéta Akhésa.

— Quelle est-elle ?

— Oublier mes tâches administratives et militaires pour m’occuper davantage du temple de Karnak et de son développement. Un scribe royal ne doit pas négliger l’enseignement des prêtres. Travailler à leurs côtés me sera bénéfique. Je défendrai mieux leurs intérêts auprès du roi.

La grande épouse royale craignait de trop bien comprendre.

— Cela signifie-t-il, général, que vous cherchez à amoindrir l’autorité de Pharaon en vous alliant aux prêtres contre lui ?

— Cela signifie, Majesté, que vous êtes la fille d’Akhénaton l’hérétique et que vous pourriez être tentée de répandre à nouveau sa folie. Pour vous éviter toute faiblesse de cet ordre, sachez que je tiens Memphis, et que les troupes d’élite me sont dévouées. Sachez aussi que les prêtres d’Amon ne toléreront aucune déviation religieuse de votre part.

Ainsi, Horemheb avait décider d’enfermer Akhésa entre les murs d’une prison où elle exercerait un pouvoir limité, de plus en plus illusoire. Le général abandonnait Thèbes aux prêtres de Karnak, qui joueraient le rôle de chiens de garde, et s’installerait à Memphis pour y préparer une politique de contrôle du pays et d’expansion territoriale fondée sur la force armée.

— Vous êtes une reine merveilleuse, reconnut Horemheb. En peu de mois, vous avez réussi à imposer votre personnalité et à régner sur la foule des courtisans. C’est un remarquable résultat. Le petit roi Toutankhamon vous est entièrement soumis et vous savez l’utiliser avec un rare talent. Mais vous atteignez à présent les limites du domaine que vous pouvez maîtriser. Ni le Premier Prophète ni moi-même ne vous laisserons aller plus loin.

Akhésa, la tête légèrement penchée en avant, semblait vaincue. Horemheb s’attendait à une révolte, à des reparties cinglantes. Mais la jeune femme admettait avoir perdu la partie. En se rendant à la raison, elle prouvait une nouvelle fois son intelligence.

Horemheb cessa de la regarder comme une adversaire. En rompant le combat, elle passait presque dans son camp. Se détendant, il se laissa captiver par le charme de ce visage d’une divine finesse. Le destin qui les avait séparés se montrerait peut-être un jour moins cruel.

— Oublions les affaires de l’État, suggéra-t-il, de sa voix grave et mélodieuse dont il connaissait la magie. Plus nous nous affrontons, Majesté, plus nous nous estimons… Plus nous nous aimons.

Akhésa gardait la même attitude soumise. Celle d’une jeune femme fragile qui acceptait son sort.

— C’est votre sentiment, dit-elle, pas le mien…

— Je ne vous crois pas, Majesté. Je saurai permettre à votre cœur de s’exprimer.

Horemheb, souriant, avança vers la grande épouse royale. Elle l’enivrait.

— Avant de vous donner cette peine, général, écoutez-moi bien, à votre tour !

Le ton avait été si dur, si cassant, que Horemheb se figea.

— Votre stratégie me paraît remarquable, poursuivit-elle. Il vous faudra pourtant y renoncer et vous contenter d’obéir à Pharaon.

Une sourde inquiétude gagna Horemheb. Quelle arme secrète Akhésa possédait-elle ? Ne s’agissait-il pas d’une simple diversion ?

— Connaissez-vous le sort réservé à ceux qui attentent à la vie de Pharaon, général ?

— Que signifie cette odieuse accusation, Majesté ?

Horemheb n’avait plus la moindre envie de parler d’amour.

— On a tenté de tuer Toutankhamon, expliqua-t-elle avec un calme glacial. L’homme qui a substitué un fauve dangereux au lion gavé et drogué a été identifié. Il est mort dans un accident… à moins qu’il n’ait été assassiné.

— Ces événements sont déplorables, admit Horemheb. Il faudra châtier sévèrement les coupables. Mais en quoi suis-je concerné ?

Le regard d’Akhésa flamboya.

— Plusieurs semaines d’enquête ont été nécessaires pour établir la vérité… Pour découvrir le nom du criminel qui avait donné l’ordre d’agir ! Ceci est un secret d’État seulement connu de Houy et de moi.

Troublé, Horemheb était suspendu aux lèvres de la grande épouse royale.

— …Et de vous, puisque vous êtes l’instigateur de cet horrible complot !

— Qui ose m’incriminer de la sorte ? protesta-t-il, indigné.

— L’homme était un serviteur d’une personne que vous connaissez fort bien : votre épouse, la dame Mout.

Horemheb crut que la foudre détenue par le dieu Seth lui transperçait le cœur. Pendant quelques instants, il cessa de respirer, assommé par l’effroyable révélation.

— Je… je l’ignorais, Votre Majesté !

— Êtes-vous prêt à le jurer sur le nom du roi ?

Akhésa présenta au général le sceau de Toutankhamon, porté sur les documents officiels émanant du palais.

Horemheb prêta serment avec solennité.

— Je savais que vous n’étiez pas coupable, dit Akhésa, sereine. Mais Mout est votre femme. Si je demande l’ouverture d’un procès, personne ne croira que vous n’étiez pas l’âme du complot. Votre épouse a pensé que, Toutankhamon disparu, vous deviendriez régent du royaume.

Horemheb se sentait meurtri, comme au sortir d’un corps à corps.

— Que comptez-vous faire, Majesté ?

— Rien, général.

— Que me demandez-vous en échange ?

— Je vous l’ai déjà dit : uniquement obéir.

 

Akhésa passa la nuit dans les bras de son jeune époux. Son ventre de future mère commençait à s’arrondir. Elle se sentait pleinement heureuse, plus sûre d’elle-même qu’elle ne l’avait jamais été. La grave faute commise par la dame Mout la servait au-delà de toute espérance, lui permettant de ligoter Horemheb comme un prisonnier vaincu. Bien qu’elle n’eût pas dormi une seule seconde, tant son exaltation était vive, elle avait, aux premières heures de l’aube, un teint d’une parfaite fraîcheur, comme si le temps et la fatigue n’exerçaient plus leur emprise sur elle.

Elle s’offrit, nue, au soleil levant, absorbant par tout son corps l’énergie divine qui faisait renaître la nature. Les doux rayons glissaient sur sa peau couleur de miel doré, la nourrissaient, l’emplissaient d’une joie inaltérable. Joignant les mains sur la poitrine, elle adressa une prière du matin au disque étincelant, celle que son père Akhénaton avait créée : « Tu te lèves en perfection, disque de lumière, qui vis depuis l’origine, dont les rayons embrasent tous les pays, toi qui chasses les ténèbres. Tu remplis les Deux Terres de ton amour, hommes, bêtes et arbres croissent sur la terre car tu resplendis pour eux. Tu es unique, mais il y a des millions de vies en toi. »

Le miracle se produisit : le nouveau soleil naquit.

La nature s’éveilla, les oiseaux battirent des ailes et chantèrent, mille bruits emplirent le ciel et la terre. Alors qu’Akhésa se dirigeait vers une salle d’eau, sa servante nubienne s’interposa.

— Le « divin père » Aÿ demande audience, annonça-t-elle. Il veut vous voir immédiatement. Il affirme que c’est très important. Il s’est adressé à moi pour que personne d’autre ne fût averti.

Elle avait parlé avec tant de volubilité qu’Akhésa dut la faire répéter. Se vêtant d’une tunique légère, la reine gagna à grands pas l’antichambre où l’attendait son Premier ministre.

— Qu’y a-t-il de si urgent ? demanda-t-elle intriguée.

— Une grève ! déclara le « divin père », les lèvres tremblantes. Le Maître d’Œuvre, Maya, a ordonné à tous les artisans de cesser le travail.

— Pain et bière leur auraient-ils été livrés avec retard ?

— Non, aucun incident matériel. Maya veut voir le roi. Le Maître d’Œuvre a regagné son village de Deir el-Médineh.

— Je m’occupe de cette affaire, « divin père ».

 

Jamais les gardiens du village de Deir el-Médineh n’avaient vu d’aussi près une grande épouse royale. Accompagnée de sa seule servante nubienne, Akhésa s’était présentée à l’heure de midi aux portes du domaine réservé des bâtisseurs sans avoir prévenu Toutankhamon de sa démarche. Le roi se reposait dans un jardin, au bord du lac de plaisance. D’ici peu, il réapparaîtrait.

La grève des artisans, entraînant la fermeture des chantiers, était grave. Voir interrompre la construction des demeures d’éternité, temples et tombeaux, mettait l’équilibre de l’État en péril. Seuls Pharaon ou son Premier ministre avaient qualité pour négocier avec le Maître d’Œuvre.

Les gardes, en raison de la personnalité de la visiteuse, n’exigèrent pas le mot de passe, mais retinrent la Nubienne à l’entrée et des hommes armés accompagnèrent la reine jusqu’à une modeste maison en briques séchées, accolée au mur d’enceinte, non loin de la place où étaient conservées les réserves d’eau et où les maîtres donnaient leurs cours d’écriture, de dessin, de sculpture et de peinture.

Maya, assis en tailleur sur un sol de terre battue, gravait sur un éclat de calcaire une scène de fabliau, où un âne devenu musicien charmait les oreilles d’une assistance de souris. Il ne leva pas les yeux lorsque Akhésa fut introduite dans son atelier.

— J’ai demandé à voir le roi, dit-il, bourru, continuant son travail.

— Vous exigez bien davantage, Maya. Vous voulez m’imposer votre puissance, briser ce que vous croyez être mon orgueil, dompter ma volonté. C’est moi que vous désiriez attirer ici. Vous avez réussi.

Le Maître d’Œuvre posa son fin ciseau de cuivre.

— Peut-être avez-vous raison, Majesté. En ce cas, nous devrions nous entendre.

— Qu’attendez-vous précisément de moi ?

— Que vous cessiez toute activité politique et que vous vous contentiez d’être une épouse fidèle et discrète.

Akhésa sourit de la naïveté de ces propos.

— Pourquoi tant de hargne à mon égard ?

— Parce que vous n’aimez pas Toutankhamon. Vous attirez le malheur sur lui.

— Vous vous trompez.

— La grève des ouvriers, menaça Maya, obstiné, durera aussi longtemps que vous n’aurez pas juré de vous consacrer uniquement à l’organisation de réceptions mondaines et à vos devoirs religieux.

Le Maître d’Œuvre reprit son outil.

— J’ai une autre proposition à vous faire, dit la reine. Je n’ai qu’un seul moyen de vous convaincre de ma sincérité et de faire cesser cette grève : devenir membre de votre communauté.

Maya la regarda, stupéfait.

— Mais… c’est impossible !

— Vous savez bien que non, à une condition : subir l’épreuve de la cime.

 

Akhésa fut isolée jusqu’à la nuit dans une cabane de chantier remplie d’outils. On ne lui donna ni eau, ni nourriture. Elle supporta sans peine l’isolement et la chaleur, tant elle désirait affronter la redoutable épreuve à l’issue de laquelle elle entrerait dans la confrérie la plus fermée d’Égypte et gagnerait la confiance du Maître d’Œuvre Maya. Encore fallait-il en sortir victorieuse. Akhésa avait beaucoup réfléchi avant de s’engager sur ce chemin périlleux. Elle n’était pas inconsciente du danger. En une nuit, elle risquait d’anéantir l’œuvre patiemment élaborée depuis plus de trois ans. Elle mettrait même sa vie en jeu. Mais il n’y avait aucune autre solution. Maya était un homme entier, insensible aux honneurs, incorruptible. Elle devait parler le même langage que lui, se battre sur son propre terrain. Le soumettre par la force était impossible.

Quand le soleil disparut dans l’Occident, s’engageant sur la pente ténébreuse où il affronterait dans un duel sans merci le dragon décidé à le détruire, deux sculpteurs vinrent chercher la grande épouse royale. À Deir el-Médineh, elle n’était rien d’autre qu’une femme demandant l’initiation aux mystères de la confrérie. Son titre et son rang ne comptaient plus. Ils la dépouillèrent de ses vêtements et la revêtirent d’une rugueuse robe d’agneau qui lui irrita la peau. Ils lui remirent une outre remplie d’eau et un morceau de pain, puis la conduisirent hors du village.

Un vent frais la fît frissonner. Elle dut emprunter un étroit sentier sinueux. La pente était raide. Ses guides avançaient sur un rythme soutenu, la surveillant de près, de peur qu’elle ne tentât de s’enfuir. Le dieu lune brillait haut dans le ciel, éclairant la montagne et la vallée d’une lumière argentée à la fois douce et angoissante.

Une heure plus tard, ils atteignirent le pied de la cime au sommet en forme de pyramide, dominant de sa masse inquiétante les tombeaux des monarques creusés dans une vallée de pierre et de sable.

Les deux sculpteurs dépassèrent trois maisons en pierre où résidaient, à certaines périodes, des ouvriers qui prenaient là quelque repos avant de retourner au travail. Les exigences du chantier leur interdisaient parfois de retourner dormir au village.

Enfin, le trio parvint à l’oratoire de l’épreuve, une minuscule chapelle dépourvue de porte où ne pouvait prendre place qu’une seule personne.

— Entrez là, ordonna l’un des sculpteurs. Vous y passerez la nuit. Nous partons, mais nous vous surveillons. Il n’y a qu’un seul sentier pour regagner la vallée. Ne tentez pas de vous enfuir. Nous serions obligés de vous tuer. À l’aube, nous reviendrons. Nous verrons si vous avez survécu aux démons et aux bêtes féroces qui assaillent les menteurs et les lâches.

Akhésa aurait aimé leur poser des questions, leur demander des précisions sur les périls qui la guettaient, mais les artisans lui tournaient déjà le dos, dévalant la pente escarpée avec agilité.

Quelques instants, la grande épouse royale regretta son initiative. Elle ne s’était pas attendue à cette solitude épaisse, à cette nuit hostile où retentirent bientôt les ricanements des hyènes. Les chiens errants poussèrent leurs premiers grognements avant de partir en chasse. Akhésa ne redoutait pas ces prédateurs des ténèbres. Ce qu’elle craignait, c’étaient les fantômes, les spectres se mouvant sans bruit, attaquant par-derrière ou sur la gauche. Dans les temples, les ritualistes savaient comment repousser ces forces maléfiques qui suçaient la moelle des os et s’introduisaient dans vaisseaux et artères pour y boire le sang.

Qui voulait pénétrer dans la confrérie de Deir el-Médineh devait passer la nuit sur la cime et affronter les monstres mangeurs de vie. À l’aube, on retrouvait les cadavres de ceux ou de celles qui, en raison de leur indignité ou de leur lâcheté, n’avaient pas pu résister aux assauts des ennemis invisibles.

Akhésa but un peu d’eau, ne parvint pas à manger. Une douleur lui rappela la présence de l’enfant qu’elle mettrait bientôt au monde. Levant son regard vers le ciel, elle chercha l’étoile contenant l’âme de son père Akhénaton.

Elle ne la trouva pas.

Inquiète, elle voulut se lever, mais une force d’une incroyable violence la maintint accroupie. Un vent glacé lui coupa le souffle. Elle fut tentée de fermer les yeux, mais continua à scruter le cosmos. Une forme blanchâtre sortit d’un énorme bloc et se dirigea vers l’oratoire.

Terrifiée, Akhésa hurla.

Une main se posa sur son épaule gauche.

Cette fois, elle réussit à se mettre debout et à sortir de la chapelle, mais une souffrance intolérable lui déchira le ventre.

La forme blanchâtre s’était multipliée en plusieurs démons, prenant l’apparence de nains aux dents ensanglantées, porteurs de couteaux.

Ils l’attaquèrent.

Une lueur fulgura. Une étoile filante traversa les cieux. Sa lumière éclaira le sentier par lequel Akhésa voulait s’enfuir. Grâce à elle, la jeune femme entrevit le gouffre au fond duquel des monstres à tête de lion et de chacal guettaient leur future victime.

C’était son père, elle en était certaine, qui venait de la sauver. Gémissante, à genoux, elle rampa jusqu’à l’oratoire où elle se cacha la tête dans les mains.

Une voix emplit l’édifice : « Je suis la déesse du silence, disait-elle, la gardienne de la cime. Nul ne peut souiller mon domaine sans perdre la vie. J’entre en toi, je sonde ton cœur pour découvrir si tu es un être de vérité. En ce cas, tu n’auras rien à craindre de moi. Si tu as menti, si tu as agi contre la loi de Maât, je te détruirai. »

— Non ! hurla Akhésa, presque inconsciente.

Un visage de femme, d’une extraordinaire beauté, aux fins sourcils et aux lèvres minces, dansa devant elle, grandissant d’instant en instant. Il se pencha sur elle. Elle voulut le repousser, mais s’effondra sur le sol, sans force. Le visage, devenu immense, l’embrassa sur le front. Le visage de sa mère, Néfertiti.

Un feu lui brûla la tête et la poitrine.

Akhésa s’évanouit.

 

Le soleil venait de se lever quand le Maître d’Œuvre Maya et les deux sculpteurs atteignirent l’oratoire de la cime où ils avaient subi, comme tous les autres membres de la confrérie, l’épreuve imposée par la déesse du silence.

La grande épouse royale gisait, inanimée, à l’intérieur de la chapelle.

Le Maître d’Œuvre s’agenouilla, l’oreille sur la poitrine de la jeune femme.

— Elle est vivante, déclara-t-il. La grève est finie et nous comptons une adepte de plus.

La reine soleil
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